Béla TÁBOR

Judaïsme professionnel ou vision juive du monde ?

(1942)

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Aborder en 1942 une crise identitaire du judaïsme est un anachronisme naïf. Toutes ces dernières années nous ont montré avec quel impact la judaïté - ou pour ne parler que de nous - la judaïté hongroise avait subi l’histoire de notre époque moderne. Peut-être qu’une historiographie aux termes rigoureux et pour laquelle un nom n’a de réalité que si elle recouvre une réalité vivante, ne trouvera-t-elle pas de sens à cette question. Il se pourrait aussi qu’une telle historiographie, cherchant à y puiser une valeur, ait recours à une logique moderne pour y plaquer la question: exista-t-il déjà une judaïté hongroise à subir une pareille épreuve? Son histoire, sans négliger pour autant la légitimité d’un patronyme, ne se contente pas de la seule appellation de juif que certains s’accordent sous la seule vertu d’un principe langagier de l’inertie. Les communautés à l’existence réelle sont seules à même de s’associer à l’histoire, les communautés aux spécificités (à l’altérité) manifestes. Pour ce faire, il faut répondre à deux critères fondamentaux. A ce titre encore faudrait-il que cette communauté puisse établir une élite représentative qui se charge de dégager cette spécificité auprès de membres qui à leur tour acceptent le poids que celle-ci leur imposerait.

Notre historien imaginaire ne peut s’empêcher de poser les deux questions suivantes à l’égard de la judaïté hongroise : Les juifs hongrois de cette époque disposaient-ils d’un chef de file, nanti d’une triple armure, la force spirituelle, une volonté audacieuse, et une morale sans faute, et qui aurait de surcroît traversé ces temps traumatiques? Quelle est au fond la signification du judaïsme, pour un juif hongrois?

La première question restera sans réponse, dans l’attente que l’historien imaginaire surgisse un jour en chair et en os.

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La deuxième, en revanche, mérite que l’on puisse y répondre. Qui y renonce montrerait par là son indifférence à la question juive. Si l’historien venait à nous répondre par la négative à la première question, la seconde question seule pourrait encore nous dire si le judaïsme recèle encore assez d’énergie pour jouer un rôle dans l’histoire à venir, et rétablir (ce qui revient au même) une nouvelle élite dirigeante, forte.

Essayons dans un premier temps d’établir la carte de la judaïté hongroise. Qui sont d’abord ceux qui se réclament juifs?

-     ceux qui sont juifs par inertie.

-     ceux qui vivent de leur judaïté.

-     ceux marqués par les coups subis à l’encontre des juifs ; les marques des coups brûlent encore leur corps, transformant leur brûlure en une identité juive.

-     ceux pour qui le judaïsme pourvoit aux actes charitables dont leur coeur débordé sont emplis.

-     ceux qui sont juifs par solidarité, qui sont juifs par courage, qui sont juifs par bravade, ceux qui sont juifs par un impératif catégorique.

-     ceux pour qui le judaïsme est une confession sans la foi.

-     ceux pour qui le judaïsme se réduit à ses formes et apparences, sans se rendre compte que ses formes existent dès lors où il existe ce dont elles sont la forme, que la forme n’est forme que si elle vit, et elle ne pourrait vivre sans être nourrie par un esprit vivant et créateur.

-     Ceux qui se considèrent comme des nationalistes juifs, sans toutefois posséder le moindre sens ni le moindre amour ou même la moindre volonté d’appréhender les valeurs constitutives et intrinsèques à la spécificité du judaïsme.

-     Ceux pour qui le mot « judaïsme » est exempt de toute chose concrète, un vain mot flottant dans un vague lointain, mais, c’est précisément de ce vague pour lequel ils s´enthousiasment.

Où chercher celui pour qui le judaïsme est une terre fertile, une cause personnelle, une foi, une vision du monde ? Où chercher alors celui qui est juif parce qu’il lui est donné de « vouloir » sa judaïté, de la désirer librement et avec conviction ? parce qu’il est libre de vouloir le monde non seulement malgré ou aux côtés de sa judaïté, mais aussi partir de celle-ci - et, qui plus est, ne pourrait rien désirer de grandiose, d’universel, sans y puiser la source dans sa judaïté ?

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La question remonte plus amont encore que ce que l’on pourrait penser. Que le judaïsme se soit vu éclaté par des masses ou des individus juifs n’est pas l’oeuvre d’une seule génération, aussi amère, faible ou corrompue fût-elle. Ce n’est pas que les juifs se soient en quelque sorte détériorés au sein du judaïsme - l’essence même du judaïsme s’est détériorée ou plus exactement nous est parvenue, jusqu’à notre époque, dans un état détérioré. Tout problème juif tient, certes, sur une caution personnelle, exigeant l’existence de talents juifs, d’une élite. Chaque communauté pourrait s’assimiler d’une certaine façon à un système solaire : sa force tient dans le rayonnement de son centre. S’il existait une élite juive, la crise de la foi s’en trouverait aussitôt résolue, s’il existait une élite juive consciente, la crise de la conscience du peuple juif serait aussi résolue, s’il existait des talents juifs offrant leur génie au judaïsme, la crise de la culture juive se dénouerait. Or, l’existence d’une élite juive demande une condition sine qua non, celle de posséder un centre, un fond, une substance juive aussi profonde que l’âme humaine, aussi vaste que l’esprit humain. Des esprits capables et désireux de création ne pourront pas vivre dans un milieu moins profond, moins vaste. Or, soit le judaïsme dispose d’une telle substance, soit il n’en dispose pas. S’il ne possède rien de cela, sauver le judaïsme pour le judaïsme est parfaitement dépourvu de sens. Si, au contraire, le judaïsme contient un fond spécifique, alors il s’agirait de le déterrer, et le mettre en lumière.

De nos jours, il est certain que les juifs ne conçoivent pas ainsi leur judaïté. Dans le meilleur des cas, ils la conçoivent comme une affaire personnelle, privée, digne du respect d’un cercle restreint auquel d’ailleurs ils ont l’honneur d’appartenir. D’autres la perçoivent plutôt comme un malheur auquel, pour des raisons familiales, sociales, voire irrationnelles, ils ne peuvent remédier, et qu’ils ne tarderont pas au moment venu d’oublier. D’autres encore ne s’en cachent pas, s’efforçant même de réserver à leur judaïté une place dans leur vie. […] Ce petit coin réservé au judaïsme peut se fortifier de moult idées et activités, de l’hypocrisie onctueuse aux activités professionnelles effectuées avec grand zèle. Ces activités peuvent aussi revêtir un caractère religieux, folklorique, caritatif ou culturel, mais toujours sous une forme professionnelle, dans le sens le plus exigu du terme, ses frontières étant toujours limitées et jamais universelles. Du reste, le judaïsme est devenu aussi une spécialité. Le judaïsme biblique s’est transformé en un judaïsme professionnel.

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La question ultime pourrait se résumer à ceci : a-t-on ou non le droit de parler d’universalisme juif, d’universalisme qui pourrait encore aujourd’hui être actuel ? Le judaïsme représente-t-il une méthode universelle de connaissance, d’évaluation, d’action, autrement dit : une vision du monde?

Tout ce que j’écris serait inutile, si je ne pouvais espérer en secret qu’une personne s’étonne de ma question, ou ne la considère comme insensée. Le fait d’initier une telle question est preuve de la crise identitaire : des générations qui auraient grandi dans un environnement dans lequel la langue juive est encore une réalité, où nos mots conservent encore de leur fondement, ne comprendraient rien à ce dont il est question. Pourquoi parler de vision du monde là où l’on ne peut parler de religion ? Si nous avons défini la vision du monde comme une méthode universelle de connaissance, d’évaluation, d’action, la religion loin de s’en éloigner, est une méthode encore plus spontanée, continue, impliquant par sa mise en pratique une diminution des contingences aléatoires : méthode qui était l’organe de l’âme et de l’esprit humains. Or, ce serait une erreur d’ignorer ce changement de fonction, réalisé à certaines époques historiques, par, précisément, les mots porteurs aussi d’histoire. Certaines époques se sont distinguées par une performance intellectuelle sous le terme de religion, dont le mot y présidant était Dieu ; certaines autres époques suivirent une performance intellectuelle selon une vision du monde, et le mot s’y adjoignant était existence. La différence de fond, de puissance et de valeur est indiscutable : les époques idéologiques représentent les différents stades d’un épuisement religieux, en revanche les époques religieuses ne recouvrent jamais des stades d’épuisement idéologique. Les idéologies se nourrissent toujours de cette religion dont elles sont issues : soit en puisant à ses sources, soit de façon active, en s’y opposant. Toute époque idéologique vit dès lors qu’elle peut se nourrir de l’essence nutritive de l’époque religieuse dont elle est originaire.

Il est clair qu’aujourd’hui nous vivons à l’heure d’une pareille époque idéologique. Toute parole ou toute action initiée par celui qui n’en tiendrait pas compte, serait mensongère ou infructueuse. La raison ne serait certainement pas son incapacité à s’accommoder de l’époque - chaque époque vit à un rythme trop effréné pour que l’on puisse s’y accommoder, soit on reste en retrait, soit on passe devant elle - mais plutôt son incapacité à atteindre le niveau de l’époque. Les époques idéologiques détiennent une valeur positive : l’homme y assimile une source religieuse, et c’est ainsi qu’il peut surmonter le caractère traumatique de l’expérience religieuse, se frayant alors un chemin partant des périphéries de la religion et allant jusqu’à son noyau. L’homme est trop fragile pour endurer la proximité de Dieu sans de telles périodes de mûrissement - aucune religion n’est sans connaître cette proto-expérience spirituelle. Lors de la révélation, le peuple, tremblant, s’est reculé, ce recul parti du centre de la religion et en direction de ses périphéries, laisse de durables empreintes sur les siècles qui lui succèdent. Si la vision du monde est pour la génération juive actuelle plus significative que la religion, ce ne pourrait être considéré, d’un point de vue religieux, comme étant malsain. Cette génération a hérité du mot « religion » sous sa forme appauvrie, à une époque où la religion est affaire du passé, où celle-ci fut formalisée et écartée de son centre. A l’égard d’une religion devenue périphérique, l’attrait vers le centre est l’attrait idéologique.

Espérer une renaissance juive demanderait que le judaïsme puisse assouvir cet attrait, se réclamant, plutôt que de s’appuyer sur les béquilles de la piété, de l’universalisme, de la vertu, et de la réalité de sa propre substance. S’il existe une vision juive du monde.

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Cette vision existe, dans l’attente d’une expression actuelle. Etrangement, l’existence d’une universalité juive est apparue de façon beaucoup plus évidente chez les penseurs non-juifs que juifs : en procédant au retrait de toute idée proprement juive, et en désignant et nommant ce substrat décoloré et indifférent « Voilà l’humain ! » - là n’est pas pour autant la meilleure façon d’avancer vers une expression d’une vision juive du monde. Cette méthode répandue « d’émanciper » le judaïsme à un niveau intellectuel tend à faire disparaître non seulement tout ce qui est proprement juif mais aussi tout ce qui y est universel. Toutefois, lorsque Schelling reconnaît dans l’assimilation et la maîtrise symboliques des traditions des peuples primitifs les manifestations des différentes formes de rituels juifs, l’universalité spécifiquement juive s’approche en effet de son centre. La Bible, témoin incontestable de l’esprit universel juif, de sa capacité vitale future, s’est constituée sur le même principe, celui d’une continuité de l’histoire universelle, partant du présent et se dirigeant tant vers le passé que le futur. D’après la tradition juive, le premier livre de la Bible naquit aux temps de Moïse, donc dans un moment de grande suggestivité du présent populaire juif - néanmoins, son point de départ fut la création du monde, sa particularité, l’unité du monde et sa perspective absolue, la rédemption du monde.

Un excellent écrivain hongrois disait récemment : « La Bible a cessé d’être, voilà un siècle, le livre des Juifs ». J’ignore s’il connaît le poids d’une telle affirmation : le peuple du Livre aurait perdu le Livre? Si cela s’avérait vrai, le judaïsme n’aurait plus très longtemps à vivre. Il est certain que la crise du judaïsme n’est pas une « crise du sentiment religieux », n’est pas non plus « une crise de la conscience juive », ni « de la culture juive », mais seulement une crise de la possession de la Bible. Or, cette crise ne remonte pas au siècle dernier. Les juifs ont déchu à leur devoir spirituel que la Bible leur avait assigné. Ce manquement n’a pas seulement pesé sur le siècle dernier, mais sur les siècles aussi qui le précédèrent. Avec, toutefois une différence : la capacité des juifs, jadis, à reconnaître la magnificence de posséder la Bible, qui, au siècle dernier, s’est mue en une indifférence. Cette indifférence est, il se peut, passagère, le temps d’un souffle, permettant peut-être à ce que le lien du peuple du Livre au Livre entre dans une ère nouvelle (à la condition que la substance de la Bible soit effective à l’heure actuelle - la Bible en tant que méthode universelle de connaissance, d’évaluation et d’action). […]

Cette possibilité n’est envisageable que par l’oeuvre d’influents croyants d’où émanerait une telle foi. Pour autant, jamais une foi nouvelle ne pourrait naître d’un sol fané : la foi nouvelle ne pourrait surgir que d’un doute, d’une perplexité honnête et surmontée. Il n’est de doute plus destructif que celui enfoui dans le mensonge. Croire au judaïsme, c’est croire en la Bible. Mais « die intellektuelle Redlichkeit » s’effarouche à la pensée de la Bible, alors même que l’on exige d’eux une foi qu’ils ne connaissent pas, et qui ne répond pas même à leurs propres doutes. Comment peuvent-ils alors soupçonner que la Bible exige ce doute existentiel, qui précisément revivifie la foi et la protège des interprétations vaseuses.

Chaque génération est appelée à répondre à ses interrogations. Cette génération respire l’air de l’histoire universelle. S’il fallait rapprocher les juifs d’eux-mêmes, et donc de la Bible, il faudrait mettre en exergue la force d’une histoire universelle dissimulée dans la Bible, poser au-devant d’eux l’universalité de cette Bible qu’ils comprennent que toutes ces idées réduisantes ne sont qu´une substance de décomposition de l’universalité de la Bible. Et il faut, avant tout, mettre fin au particularisme du judaïsme professionnel.

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On ne pourrait s’arrêter entre ciel et terre. Si le judaïsme passe outre l’universalité et la profondeur biblique dans sa conception de la religion juive, celui-ci échouera fatalement hors de l’histoire. L’état intermédiaire entre l’essentiel et le négligeable assigné actuellement par le judaïsme professionnel à la religion juive, ne constitue une nécessité ni pour l’individu ni pour l’histoire. Pénétrer jusqu’au centre de l’existence, puiser une force, dans la profondeur des profondeurs, est une nécessité. Il est peut-être une autre nécessité : rester blotti dans les fissures de l’existence, se contenter du superficiel dans la plus grande indifférence. Une existence de l’entre-deux ne constituera jamais un besoin, une nécessité, quelle que fût la persistance de l’idée d’une telle existence, quels que fussent les mots lumineux qui la désignent.

Traduit par Ágnes Horváth et Danielle Pinkstein